Cérémonie d’enfermement d’une recluse






Jamais je n'oublierai cette image d’Isabelle qu'on emmure à l'aube au réclusoir des Innocents... Dimenche Le Loup, devenu maître marguillier – en manches relevées, tablier, calot sur ses cheveux frisés - finit d'élever une maçonnerie derrière mon amour qu’il enferme dans un petit réduit où elle ne pourra que se tenir debout ou s'asseoir sur un banc de pierre, jamais se coucher, jusqu'à la fin de ses jours.

- Elle va pisser, chier sous elle, se noyer dans sa merde, me rappelle Dogis qui n’est pas un poète.
- Des passants charitables déposeront de la nourriture entre les barreaux des ouvertures, glisseront des couvertures en hiver ..., soupire Guy qui voit les choses autrement. Certaines résistent longtemps. Regarde, là, Jeanne la Verrière, quarante ans qu'elle est dans sa loge.
Je n’en reviens pas : « Quarante années de solitude au cimetière dans une tombe pour vivante par tous les temps, pluie, vent, neige, nuit et jour... ››

Le rouquin Robin croit me consoler en précisant que :

- Rares sont celles qui tiennent autant. Passé les premières années, elles meurent presque toutes de folie là-dedans. Ce que je ne sais pas, c'est quand l'une d’elles claque et qu'on détruit sa loge, que fait-on du corps ?
Nous sommes tous les trois en retrait de cette cérémonie comparable à une prise de voile. Un évêque dans sa tenue d'apparat, crosse liturgique à la main, marmonne des choses en latin, bénit la cellule d”Isabelle qui a décidé de s'astreindre à cette... (vie ?)

Entre un apprenti qui présente les dernières pierres à sceller et un ouvrier qui verse du mortier dans une bassine, Dimenche Le Loup manie la truelle devant Isabelle qui me regarde. Elle est coiffée d'un simple voile. La brûlure d’une fleur de lys décore sa gorge. Sa mère décomposée, près de l'évêque, tourne la tête vers moi qui me recule derrière la loge de Renée de Vendômois (vingt et un ans de présence) à côté de celle où, depuis douze ans, est enfermée Alix la Bourgotte.
Le ciel est irréel, vert avec des lueurs roses. Des bourgeois se décoiffent, impressionnés par cet étrange renoncement. Un enfant de chœur se retourne vers une femme qui s'agenouille :

- Le doux Jésus la mette en Paradis.
Un sergent qui lorgnait dans ma direction baisse la tête vers elle. J'en profite pour m'éclipser, dis à Guy en lui tendant un papier :
- Je sais bien que Dimenche ne veut plus me voir mais toi, peux-tu lui demander de graver ces lignes, ce soir, sur un des murs de la cellule ?...

La nuit venant, guettant partout les gens du roi et frôlant les murs, je reviens aux Saints Innocents vers les loges des recluses volontaires - mortes vivantes.
J’avance sans bruit entre ces femmes désespérées, m’adosse à la cellule d'une Jeanne la Verrière que le temps a presque minéralisée dans son  chagrin d’amour.
Je contemple le dos de celui qui ne veut plus être mon ami - Dimenche. Brandon enflammé, planté à sa gauche dans le sol, il grave et recopie le rondeau écrit sur une feuille de papier posée devant ses genoux parmi les débris d`ossements. À chaque coup de maillet sur son ciseau, sa chevelure frisée ébroue un peu de poudre de pierre qu’une brise apporte à mes narines. Je sais qu’il sent ma présence derrière lui mais, quand il a terminé, il se lève, ramasse son matériel, son brandon et s'en va avant le couvre-feu.
Maintenant, la nuit est tout à fait noire et Notre-Dame-des-Bois, au centre de la nécropole, n'éclaire pas jusqu’au réclusoir. Je m’approche, à tâtons, de la loge d'Isabelle de Bruyère. Je pose une oreille contre un des murs et l’entends respirer. Je me laisse glisser, en silence, le long de la paroi et guette des bruits de ses vêtements. Assis par terre sur des échardes de cubitus et des molaires, je passe la nuit tout près d’elle. Elle sait que je suis là et ne dort pas. Je glisse une paume le long du mur comme une caresse et sens, creusé dans la pierre, le tracé des lettres de mon rondeau que je relis du bout des doigts.


Extrait de "Je, François Villon"
Jean Teulé - Roman Editions Julliard
Pages 218-221